Numérique / Territoires

Fibre optique en zones moins denses : le léopard, la mite, la carotte et le bâton Août 2010

Le scénario pour déployer le Très haut débit en France est en grande partie écrit, avec d'un côté le programme national Très haut débit, et de l'autre la réglementation de l'ARCEP pour mutualiser les réseaux en zone moins dense.

Plusieurs modifications importantes ont été apportées par l'ARCEP à son projet de décision sur la réglementation de la fibre optique en dehors des zones très denses, à la demande de l'AVICCA. Les collectivités responsables de l'aménagement numérique (au sens du L.1425-1 du CGCT) seront ainsi consultées par les opérateurs.

Deux de ces modifications donnent un peu plus d'effectivité à la couverture du territoire, mais sans assurer une égalité de traitement.

La première est assez simple : le texte initial ne fixait d'obligation que pour les logements, et pas pour les locaux professionnels. Pourtant les commerces, professions libérales, petites entreprises et services publics ont encore davantage besoin de la fibre que les particuliers. Le projet de décision concerne maintenant les "logements ou locaux à usage professionnel".

Les taches de la peau du léopard

Pour mieux comprendre la deuxième modification, il faut entrer dans les principes et détails, et employer quelques images. Au niveau des principes, les opérateurs n'ont aucune obligation de déploiement national pour le Très haut débit, contrairement à la téléphonie mobile par exemple. La règle générale, européenne, est en effet celle de la liberté d'établissement des réseaux. Les opérateurs peuvent donc choisir les villes les plus rentables, et à l'intérieur des villes, les quartiers les plus denses en construisant par poches. Ces poches sont définies comme des "zones arrières de point de mutualisation", qui devront faire en moyenne environ 1.000 prises. Plusieurs opérateurs doivent pouvoir apporter leur réseau de collecte jusqu'aux différents points de mutualisation. La réglementation de l'ARCEP vise à ce qu'il n'y ait pas trop de trous à l'intérieur des poches, si l'on peut dire, car construire des réseaux ultérieurs juste pour boucher les trous serait ruineux. L'ARCEP exige donc un déploiement horizontal dans ces fameuses poches (ou zones arrières de point de mutualisation). Le projet de décision oblige aussi l'opérateur à dessiner l'ensemble des poches pour couvrir une commune, ou la zone arrière d'un NRA du réseau de l'opérateur historique, mais aucunement à réaliser l'ensemble de ces poches. Pour prendre une image, les poches rentables réalisées dessineront ainsi la fameuse "couverture en peau de léopard", avec ses tâches noires au milieu de vastes zones blanches.

Les trous de mites

La subtilité, c'est que les opérateurs peuvent pratiquer encore un troisième niveau d'écrémage : non seulement les villes les plus rentables, et les quartiers les plus rentables dans ces villes, mais aussi les immeubles les plus rentables dans ces quartiers. Fibrer un pavillon ou un petit immeuble, jusqu'au réseau horizontal dans la rue, n'est pas intéressant, contrairement à un gros immeuble. Pour continuer dans l'image, non seulement la couverture est en peau de léopard, mais il y aura des trous de mites dedans...

Ce risque n'a rien de théorique. Au titre du service universel, France Télécom doit assurer le raccordement aux lignes téléphoniques en cuivre. Mais en cas de "difficultés exceptionnelles", un devis salé est parfois présenté à l'usager : jusqu'à 3.200 euros rien que pour traverser, sous chaussée, une route et un trottoir dans la Manche ! Et encore une fois, il s'agit d'une conséquence du principe de liberté d'établissement des réseaux, lié à une logique de rentabilité d'opérateurs privés.

Combien coûte un trou de mite... et qui paye ?

Dans la version initiale du projet de décision, rien n'interdisait qu'un opérateur ayant construit la partie horizontale dans les rues puisse présenter un tel devis pour chacun des raccordements qui ne l'intéressait pas. Résultat : une absence totale de visibilité aussi bien pour les particuliers et professionnels (déjà résidants ou voulant s'installer) que pour les autres opérateurs voulant raccorder un client. Free relevait ainsi qu'il s'agissait d'un obstacle à tout co-investissement dans une poche, puisque derrière l'immobilisation financière il n'y avait aucune possibilité d'évaluer le potentiel commercial. Qui s'abonnerait à la fibre moyennant une facture de 3.000 euros ?

Le projet de décision modifié à la demande de l'AVICCA précise désormais (article 10) que l'opérateur qui déploie doit publier une offre pour la "construction des raccordements finaux, dans les immeubles collectifs préalablement équipés, dans les immeubles collectifs non préalablement équipés et pour les immeubles individuels, pour l’ensemble des logements et locaux à usage professionnel de la zone arrière du point du mutualisation". Typiquement, il s'agirait d'indiquer les conditions standards de délai et de coûts, avec par exemple un coût pour les pavillons, un coût pour les petits immeubles, etc. Cela signifie, d'une part, d'éviter des surcoûts (devis de raccordement exceptionnel pour le cuivre qui commence par la ligne "frais étude et gestion : 474,09 euros HT"), d'autre part, de permettre plus de péréquation et d'industrialisation des raccordements, et enfin d'améliorer la transparence pour tous les acteurs. Ainsi les collectivités pourront avoir une meilleure idée des projets réels de déploiement des opérateurs : si les coûts de raccordement sont élevés, la couverture effective sera faible, et ces coûts seront en grande partie à la charge des particuliers... ou de la collectivité ! On peut espérer que cette transparence incitera les opérateurs à moins d'effets d'annonce et à une meilleure sélection des poches qu'ils veulent couvrir.

A noter que le projet de décision maintient, malheureusement, un délai très long pour couvrir une poche : "au plus de deux à cinq ans, en fonction des caractéristiques locales" semble "raisonnable" à l'ARCEP. Il semblera moins "raisonnable" à une collectivité ou à un client qui a besoin de la fibre ! Et surtout il ne permettra de juger de l'effectivité du déploiement que très tard : s'il faut attendre 5 ans pour lancer un recours, le mal sera fait. Ce délai semble aussi trop long pour un co-investisseur, qui n'aura pas de visibilité sur le potentiel commercial immédiat.

La carotte et le bâton

Pour que le tableau soit complet, à défaut d'être simple, il faut rajouter le "volet A" du programme national Très haut débit du gouvernement. Puisque le bâton (la réglementation) n'est pas assez dur, il faut ajouter une carotte d'un milliard d'euros.

Dans sa réponse à la consultation de l'ARCEP, France Télécom soulignait ainsi que l'objectif de couverture du territoire devait "être recherché avec discernement" pour ne pas "obérer la rentabilité d’un projet". L'entreprise se déclarait "prête à prendre des engagements de couverture lorsqu’ils sont associés à des contreparties adéquates, telles celles prévues par le programme Très haut débit du gouvernement. Par contre, il est inopportun que de telles obligations soient érigées en obligations réglementaires, d’ailleurs susceptibles de donner lieu à sanction en cas de non respect". On le comprend d'autant mieux que le non respect du label par un opérateur n'entraîne, lui, que le retrait des avantages octroyés, et aucune sanction !

L'appel à manifestation d'intérêts lancé début août 2010, demande déjà aux opérateurs, avant une éventuelle labellisation, d'indiquer les "intensités de déploiement" qu'ils envisagent à échéance de 1, 3 et 5 ans (voir l'article Investissements d'avenir dans la fibre : top départ... pour mi-2011). Le programme national, pour délivrer le label, exige une "couverture intégrale sous 5 ans" de "mailles élémentaires". Il faut pouvoir raccorder, à leur demande, "une copropriété, un propriétaire ou un opérateur d'immeuble" dans un délai de 6 mois. Des exceptions à la couverture intégrale peuvent être prévues, mais "ne doivent pas conduire à ce que moins de 90% des foyers d’une maille élémentaire soient raccordables sous 5 ans". Le texte ne précise aucunement que la "demande" de raccordement est gratuite. On peut imaginer que le gouvernement n'accordera cependant pas son label, donc son image, à un projet dont les coûts de raccordement seraient (trop) élevés.

Une belle histoire ?

Il était une fois un pays qui voulait assurer une couverture de son territoire en accompagnant l'initiative privée... Ainsi donc la carotte (du volet A du programme national) voulut éloigner les mites de la peau de léopard pour préserver les belles taches de la couverture en Très haut débit, en complément des moulinets du bâton (contraintes réglementaires sur la "complétude" des zones arrières des points de mutualisation). Les villes et villages furent priés de s'intéresser aux zones blanches du léopard, dont la carte allait apparaître via les schémas directeurs et l'appel national à manifestation d'intérêt. Un trésor (le fonds d'aménagement) encore en partie caché (en attente des propositions du rapport Maurey) permettrait de les aider. Les habitants de ce pays furent-ils heureux de leur Très haut débit ?

Chaque pays invente son scénario, et celui de l'Australie, par exemple, est fort différent. En France, le résultat à court terme sur le pays réel sera simple : d'un côté de la rue à l'autre, d'un pavillon à un immeuble, d'une ville à l'autre, certains habitants seront raccordables à la fibre gratuitement, d'autres moyennant des frais connus, mais peut-être élevés, et d'autres pas raccordables du tout... Cette inégalité de traitement ne sera sans doute pas vécue comme un conte de fées quand le Très haut débit sera vu non comme un gadget, mais comme une nécessité. Mais d'ici là, les scénarios peuvent changer...