Numérique / Territoires

Statistiques des déploiements FttH : en attendant Gödel Décembre 2019

Mathématicien réputé "haut perché", Kurt Gödel est à l'origine des théorèmes d'incomplétude, à savoir que tout système axiomatique permettant de faire de l'arithmétique devait nécessairement contenir des propositions qui ne pouvaient être ni démontrées, ni réfutées en utilisant ledit système axiomatique. Haut perché, il faut l'être pour espérer identifier le niveau réel d'incomplétude des déploiements FttH...

 

Un suivi incomplet des composantes du Plan France Très Haut Débit

La première tentative de suivre l'avancée du Plan France THD tenait en une initiative de l'Agence du Numérique, lancée dès le début du plan mais hélas abandonnée à l'automne 2017. L'observatoire du THD permettait de suivre l'avancée des différentes technologies (FttH, cuivre et radio) sur un outil cartographique, en distinguant les blocs élémentaires de zonages d'intervention (ZTD, zone AMII et zone RIP). Ce premier essai, bien que très éclairant, posait déjà des questions de référentiels. Ainsi, la base locaux sur laquelle se basait l'Etat était réputée être très complète, mais datée malgré tout. Par ailleurs, l'emprise de certaines technologies était des plus discutables (réseaux câblés modernisés). Mais ce tout premier outil était très utilisé par les collectivités pour suivre l'aménagement numérique de leur territoire, mais également utilisé par des entreprises et des particuliers.

Avec l'avancée des déploiements FttH qui s'est accélérée ces derniers mois, le suivi régulier de ces derniers est devenu une préoccupation de premier ordre pour nombre d'acteurs. Au premier rang des intéressés, les élus bien entendus. Il s'agit pour ces derniers de tenir informé l'ensemble de leurs administrés quant à leur accès au très haut débit. Qu’il s’agisse des zones très denses, des zones AMII ou des zones d’initiative publique, l’ouverture et le partage des données constituent un réel atout pour toutes les démarches de suivi et de communication. C'est à ce travail que s'essaie l'Arcep depuis que la mission lui a été confiée, avec certaines avancées (détails des informations s'agissant des données FttH) mais aussi des déceptions persistantes qui font que nous ne pouvons que déplorer, à date, de ne disposer d'aucun outil fiable pour mesurer précisément le niveau d'incomplétude des déploiements FttH. En effet, malgré la satisfaction qui pourrait être celle d'élus voyant leur commune raccordable à plus de 100%, il suffit simplement de se rendre sur le terrain pour s’apercevoir que la réalité est toute autre.

En théorie, pour qu’une commune puisse afficher un taux de prises raccordables de 100% il faut pour cela, que l'ENSEMBLE de ses locaux, logements et établissements professionnels confondus, soient raccordables au FttH. Or ce pose déjà la question de la notion de cet ensemble. Faut-il comptabiliser les locaux vides ? Les locaux professionnels sans effectifs humains rattachés (sites de téléphonie mobile, châteaux d'eau, gares de péage, transformateurs, entrepôts...) ? Faut-il comptabiliser certains bâtiments délaissés dans les plans de fibrage de certains opérateurs, comme les crèches, équipements sportifs ou monuments historiques ? Faut-il comptabiliser les gîtes de haute-montagne ? ... Cette question n'est pas sans incidence quant à la mesure de l'incomplétude des déploiements FttH. Ainsi, l'Arcep et l'Agence du Numérique n'utilisaient pas les mêmes bases de référence des locaux, d'où un brusque changement dans la comptabilisation des communes 100% raccordables, que ce soit en zone d'initiative publique ou privée.

Dans le théorème d'incomplétude des déploiements FttH, qui peut le plus ne peut pas nécessairement le moins...

Les bases INSEE permettent-elles d'évaluer précisément cet "ensemble" de locaux ? Malgré le soin apporté par l’Arcep, l'Avicca et l’ensemble des acteurs, il s’avère extrêmement compliqué d’obtenir un référentiel plus récent que les bases Insee (par exemple la base logements de 2016 est la base logements la plus récente aujourd’hui). Or il se construit selon l'Insee 1,1 % de logements supplémentaires chaque année en France métropolitaine. Mesurer le niveau de complétude ou d'incomplétude à partir des bases actuelles de prises raccordables par rapport à des bases anciennes et donc sous évaluées de plusieurs centaines de milliers de locaux conduit donc à une approche très optimiste de la situation. Et que dire alors des référentiels de locaux INSEE datant de 2013 - voire 2011 - utilisés par certains pour gonfler plus encore les pourcentages de prises raccordables ? Les élus non informés qui s'en tiendraient à ces seules informations seraient vite mis en défaut par leurs administrés.

Faut-il intégrer dans cet "ensemble" les "raccordables sur demande", alors qu'il n'existe aucune offre de détail pour les entreprises et particuliers concernés, qui sont de facto non raccordables ? Et comment traiter les raccordables qui ne le sont plus suite à un échec de raccordement, mais qui figurent malgré tout toujours dans le décompte de locaux raccordables ? Voici ci-dessous une illustration d'une des nombreuses incohérences entre les divers canaux de communication pour le suivi des déploiements FttH :

Et comment intégrer les locaux sans adresse dans ces représentations et calculs de complétude ? Ces locaux existent dans les statistiques INSEE mais ne sont pas quantifiés. Et il n'existe pas dans les fichiers IPE. En résumé, avoir 100% des locaux raccordables IPE ne signifie en rien que 100% des locaux INSEE sont raccordables, et réciproquement...

 

Base IPE : quand l'incomplétude des déploiements rejoint l'incomplétude des informations disponibles...

Partons de l'hypothèse où une solution a été apportée à chacune des difficultés précédentes. Nous pourrions alors estimer que les outils riches et divers mis en place notamment par l'Arcep (cartefibre.arcep.fr et l'opendata qui y est associée) permettront à tout un chacun de contrôler de manière effectives les déploiements FttH. Le site cartefibre.arcep.fr est en effet un outil cartographique qui permet d'identifier l'état de chaque immeuble (en cours d'étude, déployée, raccordable sur demande, etc.) au sein de chaque zone arrière du point de mutualisation (ZAPM). Ces informations proviennent des fichiers d'échanges entre opérateurs, les fichiers d'Informations Préalables Enrichies (IPE). Seul hic, la mise à disposition de ces fichiers via l'opendata est incomplète car expurgée de certaines données : le nombre de locaux par adresse serait ainsi a priori couvert par le secret des affaires.... Sans décompte exact du nombre de locaux à l'échelle d'un immeuble donné, il n'existe aucun moyen de savoir, lorsqu'un immeuble est déclaré non raccordable, combien de locaux sont concernés. Et si demain, au sein d'un immeuble de 20 locaux, 10 seront raccordés, 5 raccordables et 5 en échec raccordement, quel sera le statut de l'immeuble ? Quelque soit la réponse apportée, elle sera nécessairement fausse puisque généralisée à l'ensemble des locaux de l'immeuble.

 

L'impossible suivi des obligations réglementaires de complétude des déploiements des opérateurs

Il ne s'agit ici en aucun cas de se substituer à l’Arcep pour assurer le contrôle des obligations réglementaires de complétude des déploiements FttH, mais bien de comprendre l'étendue du problème et l'évolution de son traitement. Or la seule information rendue publique date des mises en demeure de 3 opérateurs en 2018 et 2019, sur quelques zones arrières de déploiements parmis les plus anciennes et raccordables à moins de 80% (de quel référentiel d'ailleurs ?).  Rien sur les autres zones avec une date moins ancienne ou un niveau d'incomplétude moindre... L'opendata de l'Arcep n'y change rien pour le coup, puisque malgré nos demandes réitérées, nous ne disposons toujours pas de la date de mise à disposition de chacune de ces zones arrières.

 

A la recherche de la transparence perdue ?

A l'approche de plusieurs échéances électorales, les élus ne peuvent rester plus longtemps aveugles quant à la réalité des déploiements sur leurs territoires. Sébastien Soriano disait à l'Université du THD à Lille en septembre dernier qu'il "n'existait pas de carte parfaite de mesure de la couverture mobile". Il n'en existe peut-être pas non plus s'agissant du fixe. Mais à défaut, disposer d'une information la plus complète possible et surtout, la plus transparente possible, est essentielle. Chaque acteur se doit d'y contribuer sans se retrancher derrière des arguments spécieux. L'Avicca apportera sa pierre à l'édifice grâce, entre autre, à un hackaton organisé en 2020. Cet évènement, intitulé T.Dat'Hack, est porté par notre association avec d'une part le soutien de La Banque des territoires, du Groupe La Poste, d'OpenDataFrance et d'Opendatasoft, et d'autre part avec la participation de l'ANFR, de l'Arcep, du Cerema, du Master SIGAT (Université de Rennes2) et d'OpenStreetMap France. Il permettra entre autre de mesurer le chemin qui reste à parcourir pour obtenir une donnée fiable, exhaustive et facilement utilisable pour que chacun puisse apprécier simplement - et sans risque de biais d'interprétation - l'avancement de l'aménagement numérique de la France.

Et peut-être aussi - rêvons un peu - d'identifier parmi les participants de ce hackaton le futur Gödel qui parviendra à qualifier et quantifier de manière certaine l'incomplétude des déploiements FttH ?